" Dans le
pays qui passe - à juste titre - pour le plus fidèle du monde à
sa propre identité, le Japon, certains comportements à l'égard
du patrimoine peuvent paraître déconcertants aux Occidentaux.
Endommagés ou non, les grands sanctuaires sont périodiquement
reconstruits intégralement, en matériaux identiques mais neufs ;
parfois, comme c'est le cas à Ise, une aire destinée au nouvel
édifice est dûment préparée pendant la durée d'existence du
dernier réalisé. Cette pratique suppose une fidélité aux
partis, aux techniques, aux procédés de construction, au décor,
aux usages, qui démontre justement pour le Nippon son souci de la
dignité à l'édifice. A ce sentiment d'une continuité idéale
s'oppose l'attitude occidentale, hantée par le déclin,
l'irremplaçable et la double mort des objets qui se ruinent et
des sentiments qui changent. "
J.-P. Babelon, A. Chastel, La Notion de patrimoine
(1980)
Le Temple d'Ise
Petit
historique
Ise est une
ville située au Japon La ville est célèbre pour son temple,
d'obédience shintô, la religion majoritaire au pays du Soleil
Levant (presque 50% la population). Ce temple est l'un des plus
grands temples de tout le pays. De nombreux croyants viennent
prier les Kamis (les dieux du Shintô), culte organisé autour de
leur figure tutélaire, la déesse Amaterasu, déesse du Soleil à
laquelle le temple est dédié.
Le temple
d'Ise est donc l'un des plus célèbres du Japon. Il est aussi le
plus ancien. Il est beaucoup visité, tant par les touristes que
par les Japonais. A ce titre, il est une digne figure du
patrimoine national dans la mesure où sa subsistance à travers
les temps, depuis plus de 1000 ans, témoigne du savoir-faire et
des mœurs de la civilisation japonaise, de l'évolution de ses
croyances et des rites shintô, etc.
Nous nous
permettons de dire " etc " (style qui, nous en
conviendrons, peut paraître un peu cavalier alors que nous nous
exerçons à louer la magnificence d'un patrimoine national) dans
la mesure où nous allons nous attarder uniquement sur un point
qui nous interpelle (une attention que le lecteur pourra sans
doute qualifier, nous le concédons aussi, de " typiquement
occidentale "). Un point qui, aux yeux des Japonais, semble
demeurer anecdotique. Pourtant, on ne peut dire qu'elle aille de
soi pour ceux qui, comme nous, s'entendent dire depuis toujours
qu'une " œuvre d'art est sacrée ", que " le
patrimoine est le bien inaliénable de l'humanité tout entière
" (et de partir en soliloquant à qui veut l'entendre qu'il
faut " défendre le patrimoine ", tel un " trésor
sacré ", " mémoire des hommes "…) et qui est éduqué
dans le bon goût que vient achever la visite dominicale au musée
(à croire qu'elle se substitue, au fil du temps, à la visite
dominicale à l'église ; une religion chasse une autre). Le Japon
développerait un point de vue un peu différent quant à la
notion de " subsistance à travers le temps " (évoquée
plus haut et provoquée par une viscérale pulsion stimulée dès
qu'il s'agit de hâbler sur le " patrimoine chéri ") :
le temple d'Ise est périodiquement détruit (tous les vingt ans
pour être précis) et reconstruit à l'identique et selon les
techniques ancestrales qui prévalaient lors de sa construction
originelle . Le phénomène est troublant et de par sa nature
exceptionnelle, il vaut la peine qu'on s'y attarde un peu. Ne nous
inclinerait-il pas, en dépassant la surprise apparente, à nous
interroger sur nous-mêmes et à adopter un point de vue critique
sur l'idée du patrimoine en Occident ?
La
conception occidentale du patrimoine
En Occident,
nous sommes éduqués dans le respect des œuvres du patrimoine.
Comme pour mettre à distance les errements dont nous fûmes les
acteurs dans d'autres temps (souvenons-nous des destructions qui
ont suivies 1789, période durant laquelle ce qui constituait le
patrimoine (une mémoire collective constituée des objets œuvres
de l'esprit humain) était considéré comme les figures
ostentatoires de l'aristocratie ou du clergé, du point de vue des
autres (le tiers-état). La réaction face à ce néo-barbarisme
fut l'invention du musée, tour à tour temple et mausolée, sous
l'égide de personnes telles que l'Abbé Grégoire ou encore
Alexandre Lenoir, premier conservateur du musée des Monuments
français (et donc des chef-d'œuvres en péril). En inventant le
musée pour protéger les œuvres d'art, l'Europe a donné ses
lettres de noblesse à la notion de patrimoine. Ce faisant, elle a
aussi inventé le patrimoine, cette notion qui transforme les œuvres
d'art mais aussi les architectures et autres choses en objet sacré,
témoignage du passé et qui se voit investi d'une fonction éducative
en montrant ce qui n'est plus, les cultures du passé. Le
patrimoine est donc tellement sacralisé qu'il devient une
religion, celle de l'humanité tout entière.
La suite
logique d'une telle invention est la politique de restauration des
oeuvres. En effet, un objet patrimonial doit à tout prix être
sauvegardé pour pouvoir continuer sa mission de transmission auprès
des générations futures. On n'hésitera donc pas à intervenir,
certes de manière minutieuse, que disons-nous, scientifique, afin
de garantir aux œuvres une pérennité certaine puisqu'elle témoigne
du génie d'un homme et rend hommage à l'humanité toute entière
(pérennité qu'elle ne mérite pas nécessairement, on en
conviendra, mais le patrimoine est régit par un certain intégrisme
culturel sévissant au point de pratiquer la politique exacerbée
du " tout conserver "). D'autres diront au contraire,
attitude peut-être plus exagérée encore, qu'il vaut mieux ne
pas faire la moindre intervention sur l'œuvre afin qu'elle
conserve aussi les traces du passé comme autant de patines témoignant
de son histoire, jusqu'à sa disparition. A l'instar de Walter
Benjamin qui disait que l'œuvre n'est achevée que lorsqu'à son
égard sont formulées les critiques qui lui sont dues, certains
diraient qu'un objet du patrimoine est achevé avec les marques du
temps qui le stigmatisent.
Quoi qu'il en
soit, que l'on choisisse de restaurer ou de laisser en l'état,
seules deux alternatives s'offrent à nous. En Occident, nulle
autre voie. Pourtant, cette autre voie, c'est le peuple japonais
qui nous la propose en choisissant de démanteler, de détruire
pour reconstruire ex-nihilo. Au paradigme " pas
d'intervention ou une intervention positive sur le patrimoine
", le Japon propose celui de la " re-création périodique
". Surprenante décision !
Ise ou la
destruction volontaire
Ainsi, le
temple d'Ise est reconstruit régulièrement, environ tous les 20
ans. Il est évidemment refait à l'identique. Cela signifie que
le plus important n'est pas tant la conservation de la forme
plastique du temple en elle-même que la technique, le
savoir-faire mis en œuvre pour la réaliser et la répéter à
l'identique. Une telle attitude, impensable en Occident (imaginons
un seul instant qu'on décide de reconstruire la cathédrale de
Paris tous les 20 ans, quel scandale !) nous en dit long sur la
manière d'appréhender la signification du patrimoine au Japon.
En effet, une telle attitude signifie que ce qui prévaut c'est
d'abord la transmission de la technique et non pas l'œuvre réalisée
en elle-même. Cette conception intellectualisée du patrimoine
incline à penser que le Japon ne vit pas dans un temps fait de
ruptures, de cassures successives avec une nouvelle époque qui
prend le pas sur l'ancienne, mais dans l'idée d'une continuité
temporelle puisque la technique, à proprement parler, ne vieillit
pas dans la mesure où elle n'est pas matérielle. La technique se
transmet non pas en marquant une opposition avec le temps dont
elle est issue mais au contraire en faisant le lien avec ce passé,
s'actualisant dans l'exercice de son application. Qui dit
technique dit aussi mise en pratique de la technique, mise en
pratique qui la fait demeurer vivante car actuelle (la pratique
est celle d'aujourd'hui, ses actants sont aussi ceux
d'aujourd'hui). Par conséquent on a une conception plus vivante
du patrimoine. rien à voir avec la sacralisation classique de l'œuvre
comme reflet du passé, d'une espèce de paradis perdu dont seule
témoigne la résistance de ce patrimoine à l'ouvrage du temps.
La
conception japonaise du patrimoine
A l'attitude
sacrée et dévote à l'égard du patrimoine, le Japon nous
proposerait une alternative plus réjouissante car plus positive,
à savoir une attitude plongeant dans un champ d'immanence rendu
vivant par la pratique et l'usage actuel des techniques qui ont
fait, font et feront le patrimoine. En d'autres termes, quand
l'Occident pleure aux pieds des ruines antiques, le Japon, en
acceptant la mort des objets, se réjouit à l'idée d'avoir la
possibilité de leur redonner vie. Mais pour donner la vie, il
faut d'abord faire ce travail de deuil et accepter la mort du
patrimoine. L'exemple d'Ise est relativement moderne puisque ce
qui compte ce n'est pas l'objet en lui-même mais la capacité à
reproduire la forme plastique et à la faire fonctionner sans
qu'elle ne perde sa signification (la technique est nécessairement
vivante puisque transmise par des hommes à travers les temps).
La " reproduction " (on peut employer ce terme car il
rend compte de la démarche japonaise : le temple construit tous
les vingt ans n'est en fait qu'un substitut du temple
original/originel) du temple d'Ise s'apparenterait par conséquent
aux principes du design né dans les années 20, principes qui
reposaient sur l'industrialisation (production en masse et non
plus à l'unique).
Que doit-on
alors penser d'une telle attitude ? Est-elle complètement
scandaleuse ? Non, puisque de toute façon le travail de mémoire
s'exerce par l'action du collectif mettant tout en œuvre pour
conserver les techniques de réalisation du temple et pour les
transmettre aux générations futures. Doit-on considérer une
telle position comme étant archaïque ? Non, c'est une attitude
moderne ; à une attitude dévote à l'égard d'un patrimoine
sacralisé et auquel on ne touche pas est substituée une attitude
visant à comprendre la signification des formes plastiques les
plus anciennes par leur réalisation. C'est en effet par la
production régulière des formes que ces-dernières restent
vivantes et expriment leur pleine puissance sensori-motrice.
L'activité artistique trouve son sens pas seulement dans l'unique
contemplation passive, une larme à l'œil en songeant que tout
cela est bel et bien derrière nous, mort. Détruire et
reconstruire de la sorte les objets d'art du patrimoine, c'est
accepter leur mort et ainsi pouvoir les faire revenir à la vie en
les produisant à nouveau. Si la forme plastique est marquée par
l'ouvrage du temps, la technique quant à elle s'en affranchit. Le
peuple Japonais saisit ainsi que ce qui compte ce n'est pas la
valeur accordée aux choses en fonction de leur temporalité, mais
la fonction qu'elle remplissent et le dynamisme des formes
plastiques intégrées à un ensemble. Ici, le plus important sera
qu'Ise fonctionne comme temple et pas qu'il soit regardé comme un
fétiche d'une époque révolue, intouchable et uniquement voué
à une visite sanctuarisée (un comble pour un lieu de culte !).
Dis-moi
comment tu conserves et je te dirais qui tu es
Néanmoins, on
en conviendra, l'attitude du peuple japonais telle qu'elle se
manifeste dans l'exemple d'Ise illustre bien l'importance
secondaire accordée au sujet. En effet, une œuvre d'art est
toujours celle d'un auteur. Elle est toujours liée à une
individualité créatrice à laquelle elle fait miroir. Or la
technique est au contraire un élément impersonnel, qui est au
service de plusieurs artistes. Elle peut être, comme c'est le cas
à Ise, la propriété d'un groupe de personnes. Et c'est d'abord
celle-ci qui est mise en avant. La conservation et la transmission
de la technique, qu'elle soit anonyme ou collective (c'est
finalement le même problème) prime sur l'œuvre du seul sujet créateur.
Ainsi, si la démarche
japonaise est intéressante à plus d'un titre, c'est parce
qu'elle propose une nouvelle manière d'envisager le patrimoine,
chose rare. Elle offre à l'Occident la possibilité d'un nouveau
paradigme d'appréhension des objets d'art qu'on ne verraient plus
inscrits dans un temps fait de ruptures successives et constitué
d'époques qu'on dirait révolues ; cela permettrait ainsi de dépasser
l'attitude sacralisante d'une politique patrimoniale mortifère.
L'alternative proposée consistera en une vision dynamique d'une
transmission envisagée de manière vivante précisément parce
que leur mort est acceptée par le peuple japonais. La vie est inséparable
de la mort et pour envisager un patrimoine vivant et dynamique, il
faut, comme c'est la cas à Ise, accepter qu'un objet ne survive
pas indéfiniment aux temps et accepter sa disparition périodique.
Toutefois, on
retiendra aussi que la construction périodique du temple d'Ise
est à l'image de la société japonaise : elle sait confronter la
tradition, le culte d'un lieu sacré au modernisme le plus
extravagant.
G.G.
Le Temple d'Ise
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