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D'EDO A TOKYO : MEMOIRES ET MODERNITES

 

D'Edo à Tôkyô - Mémoires et modernités est un ouvrage publié en 1988, de Philippe Pons. Celui-ci, journaliste au Monde, a co-dirigé à sa création le centre de recherches sur le Japon contemporain à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales. Il a vécu une dizaine d'années au Japon.

Son ouvrage, à mi-chemin entre Histoire et Sociologie, traite d'un problème cher aux historiens du Japon : la question passé-présent, tradition-modernité, ici étudiée à travers Edo-Tôkyô sur une période qui va du règne des Tokugawa à l'époque contemporaine. Son livre offre une approche originale. Pour Pons, la tradition est un concept qui n'est pas précis et qui n'explique rien tant il y a  une diversité de traditions (de classe, de génération). Plus que la tradition japonaise, policée par les oligarques de Meiji, c'est plutôt la "culture ordinaire", la culture populaire et plus précisément urbaine qui fait l'objet de son livre. Son objectif étant de cerner ce qui fait sa singularité. Pour lui cette "anti-tradition" a une influence énorme et reste toujours présente chez les Japonais mais elle est hélas souvent ignorée du fait de son exclusion de la grande tradition institutionnalisée par les élites. La mémoire populaire japonaise est donc formée d'une non-tradition en ce sens qu'elle ne se considère pas comme une tradition : c'est d'abord une culture qui s'ignore. La tradition est une notion idéologique alors que la mémoire est profondément subjective et fait référence au domaine du vécu.

Sur le plan politique, P. Pons met l'accent sur la modernisation "silencieuse" sous les Tokugawa. Il y aurait donc une continuité dans la modernisation depuis 1603 plus qu'une rupture que symboliserait la révolution Meiji.

Cette modernisation qui va amener le Japon à un système politique moderne ne vient pas seulement de l'extérieur, l'arrivée du commandant Perry en 1853 n'est pas la seule cause. Car des forces venues de l'intérieur du pays, par l'intermédiaire d'une culture urbaine, que le Japon s'est modernisé. La ville est donc une donnée essentielle dans le processus de modernisation, ce sera à travers la ville d'Edo qui se transformera en Tôkyô avec l'avènement de Meiji que l'auteur nous présentera une Histoire originale et méconnue du Japon.

 C'est donc à Edo que nous commencerons nos recherches, en étudiant les sources de la mémoire populaire puis l'évolution et l'adaptation de cette culture. Mais Tôkyô est aussi le symbole d'une modernité singulière.

 Sous les Tokugawa, Edo est la capitale shogunale. Ce rôle politique confié à la ville va être entre autre la source de son développement. Au 17ème siècle, c'est une période d'urbanisation qui touche Edo, qui s'étend de manière concentrique par assimilation des villages alentours. 1/4 du total des migrations urbaines entre 1590 et 1720 se font en direction d'Edo. La croissance économique qui en découle est l'une des plus importantes au monde au point qu'au 18ème siècle, Edo était sûrement la seule ville mondiale avec Londres à dépasser le million d'habitants. Avec la démographie, ce sont les transports et les communications qui se développent. Son port lui assure des échanges commerciaux importants. La consommation suit cette évolution en augmentant considérablement.

 Etant donné que les Daimyô, les seigneurs locaux avaient comme obligation de séjourner quelques temps au coté du Shogun, Edo a acquis un caractère politique. Philippe Pons ne manque pas de souligner que c'est le lieu primordial de grande tradition : c'est le théâtre Kabuki, qui était d'abord un théâtre populaire mais qui, sous la pression de Tokugawa puis

des dirigeants de Meiji s'est peu à peu institutionnalisé, en interdisant par exemple aux femmes (pour ses raisons morales, les femmes de ce théâtre étant considérées comme des prostitués). Pons met le doigt sur un événement : la révolution de Meiji a eu pour conséquence de normaliser, de policer des activités culturelles qui auraient pu apparaître aux occidentaux comme barbares. Cette volonté d'apparaître civilisé, tout en se constituant une culture nationale forte se traduit aussi par l'interdiction des sensô (les bains publics) mixtes car ils représentaient pour les étrangers une manière barbare. Ces établissements souvent situés en ville étaient très populaires. Signe de purification associé au rite Shinto et aussi moment intime de relaxation, où l'on se lave avant d'entrer dans un bain bouillant. Ce rituel institué par le peuple a donc été normalisé sous la pression de l'Etat.

D'après Pons, c'est le gouvernement, le politique qu'il soit d'origine shogunale ou impériale, qui fixe la tradition par sélection donc par une élimination ou tout du moins une adaptation des rites japonais. Le but de cette action, c'est bien sûr d'unifier une fois pour toute la culture japonaise mais aussi de définir une "japonitude" c'est-à-dire une singularité proprement japonaise pour construire un Japon fort, une nation moderne. A ce propos, on observe aussi une mise en valeur de principes considérés comme "nationaux" : le courage, la vertu, la fidélité, autant de valeur qui traduisent la volonté de "samouraïsation" de la société japonaise par les élites d'Edo ou de Meiji. L'influence du politique est aussi visible à travers la volonté de politiser l'espace urbain. Sous les Tokugawa, le bakufu a ainsi voulu séparer la ville d'Edo en quartiers distincts en établissant une ségrégation sociale suivant les 3 classes.

 En effet, toutes ces actions politiques pour normer la population japonaise à une image n'ont finalement pas détruit la véritable culture populaire du pays. Culture qui affirme sa singularité pendant la période Edo. Selon Pons, il ne faudrait pas voir dans cette époque un Japon féodal immobile ; ces 200 ans ont en réalité préparée les différentes mutations que va connaître le Japon à partir de 1868. En somme les Tokugawa, qu'ils l'aient voulu ou non ont permis un mouvement inéluctable qui s'est concrétisé par la révolution de Meiji. Aussi fait-il le lien entre culture populaire et la modernité. Car pour lui, ce sont les représentants de cette sous-culture en l'occurrence les artisans et les marchands que l'on peut qualifier de bourgeois au sens étymologique du terme (gens de la ville)qui ont insufflé  le goût de la modernité au Japon. Considérés comme des parasites par le pouvoir, il n'en reste pas moins qu'ils ont pu se développer convenablement du fait de 200 ans de paix intérieure. A travers la croissance des villes, les Japonais se sont donc retrouvés de plus en plus nombreux en ville et par conséquent une culture urbaine est apparue. Elle n'est pas sans référence à la culture populaire paysanne puisque les immigrants viennent en grande majorité de villages. Elle a selon Pons, 3 caractéristiques : ce n'est pas un sous-produit de la culture de l'élite aristocratique. Elle en est profondément indépendante. Deuxièmement, elle n'est pas entravée par les interdits religieux (comme en Occident), elle est plus pragmatique qu'idéaliste. Et enfin elle est le fruit d'un va-et-vient constant entre la ville et la campagne.

C'est à Edo que cette culture prend sa source, on parlera d'ailleurs de culture d'Edo pour qualifier la culture urbaine ou populaire du Japon.  Elle est très fortement influencée par les mentalités des marchands : l'esprit d'entreprise, l'enrichissement. Mais c'est aussi une philosophie du plaisir. Le caractère hédoniste de cette mémoire populaire se traduit par des pratiques telles que le sensô (les bains publics), ou la fréquentation des maisons de prostitution.

 La mémoire populaire, loin d'avoir été annihilée par les élites politiques, s'est développée à la même échelle que le l'urbanisme augmentait.

 La culture populaire s'est transmise de générations en générations pour finalement perdurer et parfois changer pour s'adapter à la modernité de Tôkyô. Pour Pons, Tôkyô est soumise à un "surrcodage" permanent, cela signifie qu'elle trouve son apparence dans la profusion des signes : qu'ils soient caractères japonais ou latins. A Tôkyô, des mots apparaissent partout. D'abord c'est la publicité qui a habilement utilisé cette tradition japonaise des signes. Des enseignes énormes sur les buildings, des écrans vidéos qui sont parfois traversés de 3 ou 4 messages de gauche à droite et de haut en bas. Autant de signes qui démontrent le caractère

"lisible" de la ville japonaise. Au-delà de cet aspect matériel, les signes se sont affirmés dans la société comme symbole des rapports entre individus. Par exemple, l'importance de l'uniforme dans la société japonaise est tel que pratiquement tous les métiers ont leurs uniformes propres. Et n'oublions pas l'uniforme scolaire qui reste aujourd'hui un repère essentiel pour les jeunes japonais.

Autre forme de la mémoire populaire qui perdure, ce sont les formes de solidarités. Elles ont en fait évolué avec le temps. La forme traditionnelle de voisinage : le Nagaya (petites maisons les unes à cotés des autres) fondé sur des communautés de quartiers, n'existe presque plus de nos jours à Tokyo. Mais elle a évolué avec l'arrivée des immeubles, et le phénomène d'individualisme, en associations d'immeubles.

Le goût pour les spectacles reste intact pour la majorité des Japonais. On notera surtout l'engouement pour les sumô, les lutteurs traditionnels, liés au culte Shintô. Sport à part entière, il est retransmis à la télévision et c'est d'ailleurs un des programmes les plus chers en droit de diffusion.

Les fêtes populaires traditionnelles sont aussi encore aujourd'hui nombreuses. Des jours fériés leurs sont consacrés. Citons simplement la fête du feu, de la fertilité, des commerçants, sans compter les nombreuses fêtes d'écoles.

Les bains publics ont eux eu un destin original : ils vont en fait fleurir jusque dans les années 1970/80 puis connaître un déclin progressif. En fait ce n'est pas l'attrait des Japonais pour le bain qui en est la cause, puisque l'évolution de la société a fait que c'est vers les sources thermales (onsen) que se tournent désormais les Japonais.

Dans le domaine des croyances populaires, il y a aussi une continuité. Les Japonais ont depuis très longtemps une attirance pour le surnaturel. Un exemple moderne de ce phénomène : c'est la profusion de bornes automatiques de divination, de la même taille qu'un distributeur de canettes, qui est censé lire dans l'avenir de celui qui lui aura introduit 100 yens. Il en ressort un petit papier (le terme en japonais se prononce de la même manière que celui de Dieu). Cela montre la continuité de ces croyances et aussi l'ingéniosité  marketing au service de la culture populaire.

 L'utilisation commerciale des traditions  est un phénomène intéressant.

De nos jours des cours privés pour apprendre l'art du Thé sont pris d'assaut par un public de plus en plus intéressé. La permanence de cet art est donc liée au fait qu'il représente un marché intéressant. Pour expliquer l'engouement des Japonais pour ces activités, Pons note que la démocratisation de l'accès à la culture depuis les années 50 est allé aussi vite que la croissance économique japonaise. Cet accès n'est plus hiérarchisé comme sous les Tokugawa, mais il est cependant aujourd'hui fonction des ressources de chacun.

Il est amusant de noter que ce sont des banques et des Zaibatsu qui financent en partie cela. Un exemple : le Parco (un centre commercial) de Shibuya avait financé une pièce de Kabuki dans ses bâtiments. Le but n'est pas philanthrope, il résulte d'une volonté d'attirer le client par des spectacles d'ordinaire hors de prix dont il peut profiter gratuitement, question d'image aussi, qui confie à la société un statut d'entreprise de bienfaisance culturelle.

L'évolution des arts traditionnels japonais a pris un tournant original, à l'intérieur duquel deux mouvements se croisent : les arts nobles dépositaires d'une tradition et d'un monopole culturel se démocratisent : Ikebana, Thé... et ensuite les arts populaires : le Kabuki autrefois théâtre des marchands s'institutionnalisent deviennent élitistes.

 On l'a vu, les formes de la mémoire japonaise perdurent  au sein d'une société qui n'a plus rien à voir avec celle d'Edo, en s'adaptant. Le Tôkyô d'aujourd'hui est le fruit de cela, il en résulte une modernité originale.

 Modernité originale donc, qui s'appuie sur une organisation spatiale qui ne l'est pas moins. Philippe Pons remarque qu'il n'y a pas eu vraiment de plan d'urbanisme pour la ville de Tôkyô en ce sens que son développement s'est fait d'une manière organique, par une croissance démographique non maîtrisée, et par assimilation de villages alentours. Sur le plan architectural, l'unité n'existe pas à Tokyo, on privilégie plutôt le présent, l'immédiat de la construction. Il en conclue même que Tokyo est une ville de l'éphémère. Cette philosophie de l'immanent au profit du pragmatisme trouve sa source dans la culture d'Edo. Pons prend l'exemple de Shinjuku, un des quartiers de Tokyo. Pour lui c'est le symbole de la modernité japonaise : c'est une mosaïque d'univers ; il est profondément hétérogène socialement ; on

y croise un yakusa comme une ménagère. Il est aussi le fruit d'un melting-pot d'images, d'identités et de références. L'architecture est le signe de cela : le délire d'images se traduit par des bâtiments à l'architecture kitch (des love hôtels notamment). Les références à l'Occident sont très présentes d'abord dans la publicité : on y utilise des mots anglais bien sûr mais aussi, plus étonnant des termes français, espagnol ou allemand. La culture Pop contemporaine utilise aussi ses langages : des groupes de rock à la télévision, des signes étrangers apparaissent écrits en caractères latins ou en katakana : un des syllabaires de la langue japonaise (preuve que le brassage culturel passe aussi par la forme de l'écriture). De même, l'immensité de Tôkyô et l'absence de sa politique urbaine a pour conséquence une spatialisation différente, subjective pour chaque individu. Dans un quartier exempt de visées urbanistes comme Shinjuku, le piéton doit s'inventer sa propre topologie au fil de son expérience. Shinjuku est aussi un quartier de la nuit, et à l'intérieur de celui-ci : Kabuki-chô un "sous-quartier" en est le symbole. Il devient alors une nouvelle ville à l'aide de lumières synthétiques. Ce phénomène montre bien l'importance du plaisir dans la ville, plaisir qu'évoquent les lieux de distraction comme les Patchinko, ces jeux d'argent qui tiennent une place prépondérante chez pas mal de Japonais. Moins dangereux, les kissaten (littéralement le salon de Thé), les restaurants ou les bars sont d'un nombre incalculable à Tôkyô ; en fait les Japonais ont pris l'habitude de manger dehors plus souvent qu'à la maison. Le plaisir, c'est aussi la consommation : les immeubles de Tokyo sont en majorité composés de depatô (adaptation de departement store) immenses et de magasins divers et plus petits.

 Pour Pons, un outil essentiel pour comprendre l'évolution de la société japonaise est la bande dessinée. La bande dessinée japonaise (le manga) est une industrie de la culture de masse du Japon contemporain. S'il a choisi ce média plutôt qu'un autre, c'est qu'il est un symbole du "tiraillement entre les valeurs rabâchées par le discours dominant d'un côté et les tentations d'évasion de l'autre". Le manga est en somme un symbole de l'anti-tradition définie en introduction. Il faut noter la diffusion extraordinaire dont il est bénéficiaire. Chaque semaine, ce sont des millions de magazines de prépublication de manga qui sont vendues dans tout le Japon. Diffusion de masse et donc lecture de masse : dans le train, le métro, les restaurants, on lit énormément de manga.

Produit de l'époque moderne, il trouve néanmoins ses sources dans une longue tradition du dessin. L'image était une constituante essentielle de l'époque Edo. Citons l'ukiyo-e et son représentant le plus connu Hokusai, mais on peut noter aussi  aux ouvrages illustrés qui se développent au 17ème siècle. Le Japon de Meiji verra aussi fleurir une pléthore de caricaturistes. L'après-guerre est le moment où Osamu Tezuka, le créateur de manga très connus comme Tetsuwan Atomu (Astro boy), va révolutionner les codes du genre en utilisant dans ses manga une structure graphique inspirée par le cinéma et de ses story-board. C'est l'avènement du Gekiga : le manga moderne. Par la suite, le manga deviendra un média de masse, mais aussi un vecteur des forces de contestation de l'époque :  des manga marxistes qui traite un sujet sous l'angle de la lutte des classes aux manga pacifistes de Osamu Tezuka, ce média suivra de près les mentalités politiques de leur époque.

A partir des années 70, le reflux idéologique laissera sa place à d'autres genres dont on retiendra le minimalisme. En effet les manga racontent souvent des histoires simples, inspirées de la vie quotidienne japonaise en évoquant par exemple les problèmes d'un étudiant, les relations amoureuses...

En somme, le manga, qui tient sa source d'une part d'une tradition japonaise de l'image héritée de la culture populaire d'Edo et d'autre part d'influence américaine ou même occidentale en général, symbolise bien la dialectique dans laquelle le Japon s'est forgé sa modernité.

 Pour Philippe Pons, la modernisation du Japon portée par la révolution de Meiji est un phénomène unique en ce sens que le Japon n'a pas opposé la tradition et la modernité ; cette absence de contradictions entre ces deux concepts a construit  la transition vers le Japon d'aujourd'hui.

Deuxièmement, il insiste sur les manipulations idéologiques de l'Histoire et de la tradition par les dirigeants de Meiji. En effet la "samouraïsation" de la société, qui s'inscrit dans une vision exclusive de la tradition japonaise est une des raisons du nationalisme naissant de l'époque, nationalisme qui aboutira aux conséquences tragiques de la guerre. Philippe Pons aura donc tenté de distinguer ce qui fondait et ce qui fonde toujours aujourd'hui la mémoire populaire, en faisant attention de ne pas tomber dans le piège d'une mémoire idéologique, celle des élites, qu'il faut distinguer de celle du peuple.

C'est donc, selon lui, l'"anti-tradition" qu'il faut aujourd'hui étudier tant elle tient une place énorme mais encore hélas très peu observée et donc mal connue. 

Julien Bouvard

 

   
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