Vers le
milieu du XIXème siècle, le pouvoir des Tokugawa se trouve en
difficulté. Les occidentaux, qui voient dans le Japon un intérêt
commercial certain, pousse le pays à s’ouvrir alors qu’il
vivait dans une autarcie presque parfaite. Anglais, Russes,
Hollandais et surtout Américains démontrent à plusieurs
reprises leur supériorité dans le domaine militaire. Le Japon
prend conscience de son retard technique sur les occidentaux mais
il est déjà trop tard et il doit signer un traité avec les Américains
en 1868 qui leur accordent l’ouverture de plusieurs ports. Le
pouvoir shogunal paraît dépassé par la situation, les timides
et tardives réformes qu’il engage ne règlent rien et démontrent
une fois de plus l’anachronisme d’un pouvoir lui-même
conscient de ses faiblesses. Dès lors, un changement radical de
système politique paraît inévitable. Seul un Etat nouveau peut
venger l’humiliation infligée par les occidentaux. Très vite,
le pouvoir passe des mains du Shogun à l’Empereur. C’est la
restauration impériale ou le début de l’Histoire contemporaine
japonaise.
Tournant
capital dans l’histoire japonaise, Meiji annonce, par l’intermédiaire
de structures institutionnelles nouvelles, les mutations
politiques, économiques et sociales des périodes suivantes. La
mise en place d’un Etat-nation a été conçue par ses
contemporains comme naturelle, allant de soi, comme si dans la «marche
du temps » (Taisei), la révolution de Meiji représentait
un but logique et inévitable, une finalité historique en tant
que passage du monde féodal au monde moderne. S’il serait sans
doute naïf de penser le Japon de Meiji comme alliance paradoxale
(pour les occidentaux) entre Orient et Occident, entre Tradition
et Modernité, ce serait une faiblesse que d’oublier que les
contemporains de Meiji eux-mêmes pensent tous les aspects de leur
vie en ces termes. Chaque nouveauté technique ou technologique
est sujette à un jugement qui aboutit soit sur une assimilation
totale, partielle ou nulle. La formidable évolution politique, économique
du Japon de Meiji trouve sa source en premier lieu dans la volonté
de certains de faire de leur pays une grande puissance et de
pouvoir ainsi rivaliser avec les occidentaux.
L’ère Meiji
est traditionnellement située de 1868 à 1912, nous pouvons la «découper »
en deux parties : une première : de 1868 à 1889
pendant laquelle le Japon met en place les bases de L’Etat-nation
et un deuxième : de 1889 à 1912 pendant laquelle le
pays commence à s’affirmer comme une grande puissance mondiale,
notamment grâce à sa constitution. Enfin, on pourra étudier
dans une dernière partie : le Japon et l’extérieur ou
l’essor du nationalisme combiné aux velléités impérialistes
qui accompagnent la modernisation de L’Etat.
A partir du
XVIIIème siècle, le pouvoir des Tokugawa est confronté à
plusieurs problèmes. Le premier est celui du déficit chronique
des finances seigneuriales et de l’appauvrissement progressif
des guerriers. A partir de la mort de Yoshimune (1684-1751), le
prestige du régime s’affaiblit, faute d’un shogun à forte
personnalité. Le mythe autarcique du Japon est continuellement
remis en cause sous la pression des occidentaux qui incitent de
plus en plus le Japon à s’ouvrir au commerce international. Les
Anglais apparaissent sur l’île en 1812, les Français en 1844,
les Américains en 1846, alors que les Russes ont des visés sur
le pays depuis 1804. Devant les refus successifs des japonais qui
ne veulent pas ouvrir leurs ports aux étrangers, les Américains
décident en 1854, sous le commandement de Perry d’employer la
force : il rentre dans la baie d’Edo avec 8 navires
fortement armés. Les Japonais ne peuvent plus reculer et signent
un accord plus tard selon lequel les ports de Shimoda et de
Hakodate seront ouverts aux Américains. En 1858, le Japon cède
ses ports d’Edo, Ôsaka, Yokohama, Nagasaki, Nigata et Hyôgô
et l’extraterritorialité. On assiste alors à une prise de
conscience des élites qui se rendent compte de l’incapacité du
pouvoir à rivaliser avec les puissances occidentales. Trois
opinions s’affrontent : la première est de refuser tout
accord avec une puissance occidentale et de, s’il le faut, faire
la guerre ; la deuxième est d’accepter un certain degré
d’ouverture tout en conservant les structures de pouvoir présentes ;
enfin la troisième est d’attendre d’avoir une meilleure préparation
militaire. Ces débats vont en permanence agiter le milieu des élites
japonaises pendant les années
1858-1868.
Même si un
nationalisme fort est déjà très présent dans la conscience
collective japonaise, la volonté de connaître l’Occident, ne
serait-ce que pour comprendre leur puissance, est omniprésente
chez les élites locales. L’impérialisme occidental a
certainement été une des principales causes de la chute du
Bakufu (le pouvoir du shogun) car il a démontré combien le Japon
des Tokugawa était incapable de rivaliser avec les Etats-nations
d'occident. Mais de l’intérieur aussi la contestation prend
forme : les clans provinciaux du sud-ouest (surtout Chôshû
et Satsuma) mènent l’agitation contre le shogun et prônent la
restauration de L’empire. Dans leurs critiques, ils insistent
sur la faiblesse du pouvoir Tokugawa et s’appuient sur un
sentiment xénophobe très présent. Le shogun est présenté
comme le traître qui brade le Japon, à l’opposé, l’Empereur
est celui qui seul assurera la stabilité nationale.
En 1866, le shogun Tokugawa Iemochi meurt. Son successeur laisse
rapidement le pouvoir aux mains des clans provinciaux en révolte
qui proclame alors le retour à la monarchie. Le pouvoir shogunal
est progressivement supprimé. L’Empereur reprend le pouvoir même
s’il doit déléguer un peu aux clans les plus importants. Il
abandonne Kyôto et s’installe à Edo qui devient Tokyo (la
capitale de l’Est en japonais).
Le terme de révolution
est sans doute exagéré dans le sens où il souligne davantage
les ruptures que les continuités. L’ère Meiji, le début de
l’histoire contemporaine japonaise marque de grandes évolutions
dans le processus de modernisation de l’Etat, mais ces
changements n’ont pu s’appuyer que sur des éléments déjà
présents sous les Tokugawa. Les marchands, par exemple ne sont
pas «nés» sous Meiji, ils étaient déjà structurés en guilde
depuis un siècle. Mais Meiji démontre une accélération de la
modernisation. D’abord dans le domaine politique. L’Empereur
fonde sa légitimité sur les bases mythiques de l’Empire. Dans
la légende, sa dynastie remonte à 660 av. JC : l’Empereur
Jimmu descendant de la déesse Amaterasu. Le nouveau pouvoir se réfère
au confucianisme, notamment dans ses préceptes de respect de la
hiérarchie. Mais simplement, l’Empereur est le symbole de l’Etat
japonais, le peuple lui doit obéissance, son pouvoir est direct,
sans intermédiaire. Dès avril 1868, l’Empereur prononce un
discours qu’on retiendra comme le «serment solennel »
dans lequel il énonce ses projets politiques. L’exécutif
revient désormais à L’empereur assisté de ses ministres (gijô)
et de conseillers (san’yô). Le législatif et le judiciaire
sont confiés à un conseil d’Etat composé de membres de la
chambre haute issus de la noblesse et d’une chambre basse composée
de samuraï élus par les clans provinciaux.
S’impose également
une redistribution administrative du territoire, et très vite, en
1868 aussi, on passe d’un territoire composé de domaines à un
pays découpé en provinces et en préfectures sous l’autorité
de gouverneurs nommés par l’Empereur lui-même. Ainsi, en 1871,
302 préfectures sont crées. La noblesse féodale locale perd
ainsi progressivement son influence.
Une nouvelle hiérarchie
sociale est définie en 1869 : 4 classes apparaissent :
- la noblesse (kazoku) composée d’aristocrates et de seigneurs
féodaux, les guerriers de rang supérieur (shizoku) qui sont
exclusivement des samuraï, ceux de rang inférieur (satsu) et les
gens du peuple (heimin). Le pouvoir va privilégier la classe des
guerriers de rang supérieure alors qu’elle négligera celle des
guerriers de rang inférieur et méprisera les gens du peuple qui
sont conçus comme des êtres de second ordre. Sous cet angle, la
révolution de Meiji ne montre pas de différences avec le pouvoir
précédent et rappelle qu’elle est d’abord une révolution «par
le haut ».
Du côté de
l’armée, des évolutions sont notables. En 1869 : Omura
Masujirô modernise les structures militaires japonaises en créant
une garde impériale recrutée parmi les samuraï, une Ecole
militaire impériale, et une fabrique d’armes puissantes sous le
contrôle direct de l’Etat.
Le droit
japonais est renouvelé. Sous l’influence des droits français
et allemands, on publie les textes de lois pour montrer qu’il
concerne tous les individus. De même, le principe d’égalité
de tous devant la loi est proclamé.
Mais c’est surtout dans le domaine économique que la révolution
de Meiji est le plus visible. Elle marque le passage de l’économie
féodale à l’ère industrielle. Le passage ne se fait cependant
pas si facilement car le nouveau pouvoir hérite d’un monde
rural en colère. En 1872, une loi de modernisation de
l’agriculture est mise en place, elle vise à nourrir le pays,
financer les opérations du gouvernement, dégager si possible du
surplus pour l’exportation. La production est encouragée par
l’arrivée de nouvelles techniques agricoles : amélioration
de l’irrigation, meilleurs rendements, semences de meilleure
qualité, développement des engrais et concentration des terres.
L’objectif du
pouvoir est surtout concentré sur l’industrie qu’il faut
absolument développer. Il faut faire face à une balance
commerciale très déficitaire. Le développement industriel paraît
être la solution pour changer cette situation de dépendance dans
laquelle se trouve le Japon. En 1870 : les exportations sont
de 14 millions de yen alors que les importations s’élèvent à
34 millions de yen. C’est pourquoi dès 1869, le gouvernement
encourage la création de sociétés de commerce et
d’entreprises privées (soie, coton, mines cuivre, de charbon,
de métaux précieux). Cette politique s’accompagne du développement
des infrastructures (ports, routes, chemins de fer…). Les
capacités d’empreint de l’Etat sont limitées, de plus, il
accepte rarement des capitaux étrangers, la conséquence de cette
modernisation est une augmentation des prix de 1876 à 1990 de
100% qui entraîne une chute de 50% de la valeur de la monnaie.
En 1882, une
politique de rigueur économique est mise en place et très
rapidement, l’inflation est stoppée, et les prix baissent, en
1883, le déficit disparaît.
L’éducation est aussi reprise en main par le gouvernement qui
instaurent l’école obligatoire entre 6 et 13 ans. Dans ce
domaine, plus que dans les autres, la question nationale se pose
et des débats opposent une éducation à l’occidental et une spécifiquement
nationale. C’est la seconde qui va l’emporter. Un texte, le
Rescrit sur l’éducation (1872) insiste sur les valeurs morales
qu’il faut inculquer aux jeunes : discipline et obéissance
en sont les maîtres mots.
Les principes
de bases du Japon moderne sont jetés : la modernisation de
Meiji touche tous les secteurs de la société. Ces grands
changements vont aboutir à la promulgation de la constitution de
1889.
Signalons tout
d’abord que cette constitution élaborée sur le modèle
allemand, est la première constitution d’un Etat asiatique.
C’est véritablement ce texte qui va faire entrer le Japon dans
la modernité politique. Le paradoxe est que cette constitution
apparaît alors que c’est l’Empereur, symbole
d’autoritarisme qui légitime son pouvoir par le droit divin,
qui dirige alors le pays. Cette constitution sera donc un
compromis, fruit d’autoritarisme et de constitutionnalisme. Les
premiers articles montrent la suprématie du souverain, le «possesseur
de tous les droits de souveraineté », il est le représentant
de la moralité, le Dieu qui est à l’origine de la nation. Il a
un pouvoir législatif : il sanctionne les lois, les
promulgue et ordonne leurs applications. Il peut dans des
circonstances exceptionnelles supprimer les libertés. C’est lui
seul qui déclare la guerre, signe paix et traités.
Dans la réalité
du pouvoir, l’Empereur Meiji délègue son pouvoir à ses
conseillers qui prennent des décisions en son nom.
Un
gouvernement, le cabinet est mené par un Premier ministre qui a
une responsabilité très limité puisque chaque ministre est
responsable d’abord devant l’Empereur. Sur le «terrain »,
le pouvoir est représenté par un grand nombre de fonctionnaires,
nombre qui est passé de 20000 en 1890 à 72000 en 1908. Ce sont
eux qui assurent la légitimité du pouvoir et sa stabilité auprès
de tous les Japonais.
La constitution
mentionne aussi une Diète, c’est-à-dire un parlement composé
de deux chambres : la chambre haute composée de nobles nommés
par l’Empereur et la chambre basse composée de 379 membres élus
au suffrage masculin restreint, il faut avoir plus de 25 ans et
payer au moins 15 yens d’impôts directs, ce qui représente 450
000 personnes (1% de la population totale). La chambre basse détient
seule le pouvoir de voter le budget, ce qui lui donne un pouvoir
d’opposition face au gouvernement qui doit ainsi faire des
concessions.
En ce qui
concerne les libertés individuelles, la constitution donne a tous
les Japonais la liberté de parole, de presse, d’association et
de réunion, la liberté de culte et la droit à la propriété. Néanmoins,
l’Etat, s’il le souhaite peut modifier ou même supprimer ces
libertés si la situation l’impose. De même, la position divine
de l’Empereur contraint le peuple à une adoration obligatoire.
N’oublions pas non plus que ces libertés sont théoriques et
que dans la pratique, les choses sont tout autre.
De 1886 à
1905, le Japon connaît sa première phase d’industrialisation.
Dans tous les domaines de production, des progrès sont flagrants.
Dans le domaine agricole, la production totale progresse tous les
ans de 1,8 % entre 1880 et 1905 et de 2.1% de 1905 à 1920.Entre
1880 et 1915, la productivité augmente de 50 %, le rendement de
la terre augmente de 48 %. Ces chiffres s’expliquent par des améliorations
techniques : l’utilisation de nouvelles espèces,
l’extension des rizières, l’amélioration de l’irrigation
et du drainage. Le pourcentage de la population active dans
l’agriculture passe de 72 % en 1880 à 52 % en 1920. Cette
baisse de proportion démontre la réalité du processus
d’industrialisation mais aussi une évolution de
l’exploitation agricole qui se dirige de plus en plus vers la
concentration des terres.
Dans
l’industrie, après 1886, le rôle des entreprises privées
devient de plus en plus important. L’Etat a néanmoins fortement
inspiré leur développement et il garde, à la manière allemande
un contrôle omniprésent. De 1897 à 1914, il assure encore 30 %
à 40 % de l’investissement, il contrôle les usines
d’armement. Toujours dans son optique dirigiste, il prend le
contrôle des lignes de chemins de fer en 1908 en collaboration
avec des entreprises privées. Dans ce domaine, en 1889, 1600 km
de voies sont mis en place alors qu’en 1906, il y en a presque
9000 km. De même, quand l’Etat n’est pas investisseur, il
assure toujours un contrôle sur les entreprises pour planifier et
organiser le développement économique. Dans les premières années
du siècle, des «commissions d’information » ordonnent
aux entrepreneurs de développer les exportations. Cette
conception de l’entreprise est typiquement japonaise, elle doit
travailler pour son développement, évidemment, mais doit aussi
exister dans l’intérêt public.
Dans le domaine
textile, le Japon tient une place prépondérante. En 1918, le
secteur textile représente 27 % de l’ensemble de la production
industrielle. A partir de 1896, les exportations de tissus
japonais en Chine font de la concurrence aux tissus anglais. Dans
l’industrie lourde, une croissance de la production intervient
après 1895, ainsi se forment les premiers Zaibatsu, des conglomérats
d’entreprises. On peut citer par exemple Mitsui ou Mitsubishi. A
la base de ce développement se trouve encore l’Etat japonais
qui a encourager l’industrie d’armes modernes. La production
de charbon est un bon exemple de l’explosion industriel du Japon :
en 1874, 220 000 tonnes sont extraites, en 1897, le chiffre passe
à 5 millions et en 1914 à 20 millions. La part de production
industrielle dans le PNB passe de 5.2 % en 1886 à 14.3 % en 1919
alors qu’aux même dates la part de la production agricole passe
de 53 % à 36.5 %. Ce processus d’industrialisation
s’accompagne d’une poussée démographique. Là encore, le
gouvernement japonais a compris l’enjeu d’avoir une population
nombreuse et en bonne santé,
il crée un service de santé publique responsable des
questions médicales en 1872. Un département de «santé »
est crée au sein du ministère de l’intérieure en 1876, son
but est de lutter contre les épidémies et fait la promotion de
l’hygiène. Malgré ces efforts en faveur de la santé des gens,
la population subit quotidiennement les dures conditions de
travail que leur impose le système capitaliste. La mortalité est
très élevée et une étude montre qu’en 1897, 87 % des ouvrières
souffraient de maladies ou de handicaps divers dus à leur
condition de travail. Le pire se trouve dans les ateliers de soies
et les mines, les ouvriers sont à peine nourris, souvent pas payés
et doivent travailler sous une température de 50°. La répression
et la torture sont quotidiennes. Néanmoins des formes de résistance
à l’oppression apparaissent, comme en 1897, avec «l’association
des Amis des travailleurs ».
On l’a
vu, la modernisation des structures au Japon a été très rapide.
La raison en est que l’Etat a joué un rôle prépondérant dans
le processus, incitant, encourageant, planifiant, il a pu donner
aux entreprises les moyens de se développer pour enfin pouvoir
concurrencer les occidentaux. Car le projet de modernisation de
l’Etat est un projet qui s’appuie et qui appuie un
nationalisme japonais, et dont le but est de s’affirmer comme
une grande puissance mondiale.
Comme
nous l’avons vu précédemment, tout le processus de
modernisation qui touche toute la société vient d’une prise de
conscience du retard du Japon face aux grandes puissances
occidentales. Le bakufu a été perçu comme un pouvoir faible et
soumis aux étrangers, d’où la volonté de fonder un véritable
Etat-nation solide qui pourra assurer l’intégrité du Japon.
L’Empereur Meiji soutient autant l’industrialisation qu’il défend
l’identité japonaise. Les réformes d’aménagement du
territoire (découpage en préfectures), le développement du
droit civil et les réformes sur l’éducation ont eu une grande
influence sur le Japon. Peu à peu, les lois et les pratiques
coutumières et langues régionales se sont effacées au profit
d’une uniformisation de la société. Le Japon de Meiji se lance
dans un projet difficile : établir une langue standard
(hyôjungo) qui n’aboutira qu’au bout d’une dizaine d’année.
C’est en réalité tout un travail de «nationalisation »
de la société qui est mis en place, et cette volonté qui vient
du pouvoir se réalise puisque des études sociologiques ont montré
que c’est à partir de Meiji que les Japonais se conçoivent
comme japonais dans un espace circonscrit qui est le Japon. Le
processus d’assimilation des techniques occidentales
s’accompagne une poussée du nationalisme, notamment chez les
intellectuels qui prônent un retour
aux valeurs traditionnelles japonaises, seules capables de
contrer l’influence «barbare ».
Le processus de
redéfinition de l’identité japonaise a aussi été marqué par
la thèse de l’unicité nippo-coréenne (le nissen dôsoron), thèse
qui tente de démontrer que les Coréens et les Japonais ont le même
«sang » dans le sens où ils auraient eu des ancêtres
communs. Cette thèse a été énoncée la première fois par Kume
Kunitake en 1890 et elle sera utilisée plus tard pour légitimer
la colonisation de la Corée.
L’empire
japonais se réfère autant au confucianisme qu’à «l’essence
nationale » (kokutai) que l’école de Mito utilise dans
ses thèses nationalistes. Cela est très présent dans les
programmes scolaires, les meilleurs outils idéologiques du
pouvoir. On y apprend la discipline presque militaire en faisant référence
aux samuraï, et on y cultive l’amour de la patrie. Notons que
les jeunes hommes sont maintenant obliger de passer des «tests »
militaires dans lesquels on leur inculque les valeurs de bravoure
et de sacrifice de soi pour la communauté (la nation). C’est
aussi au début de l’ère Meiji que les sports de combats se démocratisent
et diffusent plus largement dans la société les valeurs guerrières
du samuraï.
Cet essor
du nationalisme s’accompagne
d’un impérialisme qui trouve ses racines dans une stratégie où
le Japon prépare son émancipation face aux pressions des nations
rivales. Même si, très vite, c’est la volonté de tirer profit
des invasions qui va l’emporter. Premier exemple, le conflit
sino-japonais (1873-1894). Visant l’annexion de la Corée et de
Formose, le Japon a décidé de rentrer en guerre contre la Chine.
En 1876, le pays impose à la Corée un traité inégal qui pose
des conditions défavorables pour la Chine. En 1885, le traité de
Tianjin permet d’éviter l’affrontement, il demande que les
armées japonaises et chinoises se retirent de Corée alors que le
Japon garde toujours une domination commerciale sur le territoire.
Mais les tensions ne s’arrêtent pas là et finalement, les deux
pays se déclarent la guerre le 1er août 1894. C’est
le Japon qui rapidement l’emporte. Les négociations aboutissent
à l’accord de Shimonoseki dans lequel la Chine reconnaît
l’indépendance de la Corée, cède au Japon Formose, les
Pescadores et la péninsule du Liaodong ; elle accepte de
payer une indemnité de guerre au Japon de 360 millions de yen ;
elle prévoit d’ouvrir quatre nouveaux ports au commerce
international.
Face à la
Russie, aussi, le Japon s’affirme comme une puissance militaire
essentielle lors de la guerre russo-japonaise (1894-1905). La
situation concurrentielle qu’ont connu la Russie et le Japon en
Chine les ont amenés à s’affronter. Le 10 février 1894, la
guerre est déclarée et les deux nations se font face en
Manchourie jusqu’en 1905. Bénéficiant d’une aide précieuse
de l’Angleterre, le Japon prend l’avantage et devient le
premier non-européens à battre une puissance occidentale.
Le
paradoxe veut que le Japon ait été pendant un moment pour les
pays asiatiques un modèle économique et surtout un modèle de
lutte et de résistance face au colonialisme occidentale.
Rapidement, ceux qui croyaient à ce modèle anti-colonialiste
vont être déçus, car les volontés d’émancipation nationale
du Japon vont substituer aux ambitions purement impérialistes et
dont l’objectif sera l’assujettissement des pays rivaux.
On l’a vu, la
«révolution Meiji » révèle plusieurs facettes :
celle du développement économique, celle de la modernisation
politique et celle de l’impérialisme. Il est intéressant de
remarquer que le Japon a finalement reproduit les mêmes formes
d’évolution que les principales puissances européennes qui ont
elles aussi connu la révolution industrielle, l’unification
nationale, la modernisation des institutions et le parlementarisme
et enfin l’impérialisme puisque ce sont des pays européens qui
possèdent des colonies partout dans le monde. La comparaison est
étonnante ; même si le pouvoir et l’opinion publique
cultivent un nationalisme fondé sort des traditions culturelles
fortes, l’occident a été le modèle politique et géopolitique
principal pour les élites dirigeantes de Meiji. Encore un
paradoxe : la fin des Tokugawa a été motivée par l’impérialisme
occidental, la solution japonaise a consisté à «se venger »
en reprenant leurs techniques de développement et de domination.
Mais c’est un paradoxe qui n’apparaît absolument pas pour les
contemporains puisque la «révolutionn » Meiji et ses choix
leur semblent évidents. L’acquisition des techniques
occidentales paraît le seul moyen par lequel le Japon peut
devenir une grande puissance. C’est en fait sur le plan culturel
et identitaire que le Japon reste «japonais », fort d’un
mélange de tradition confucéenne et d’autoritarisme qui assure
la stabilité politique du pays.
Dans la suite
des événements, le Japon va continuer son évolution vers le développement
industriel et vers l’impérialisme le plus agressif qui aboutira
à son entrée en guerre contre la Chine en 1937 et dans la
seconde guerre mondiale.
Julien
Bouvard
Bibliographie :
Abbad,
Fabrice, Histoire du Japon
1868-1945, Paris, A. Colin, 1992
Vié
Michel, Histoire du Japon.
Des origines à Meiji, Paris, Presses universitaires de
France, 1975
Tschudin Jean-Jacques
(dir.), La nation en marche, Arles, Philippe Picquier, 1999
Sabouret Jean-François
(dir.), L'Etat du Japon, Paris, La découverte, 1995
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