"
Let's Gekiga In ! "
Les révolutionnaires
du manga
Après la
longue et éprouvante période de reconstruction, le Japon
des sixties, à l'instar des pays occidentaux, subit de nombreuses
mutations sociales, politiques et culturelles. Le manga connaît
lui aussi un bouleversement de taille : l'arrivée du Gekiga.
Question de termes
En 1957,le jeune mangaka de Osaka, Tatsumi Yoshihiro invente le terme
" Gekiga ", qui signifie littéralement " images
dramatiques " et qui correspond à une nouvelle forme de
manga destinée à un public de jeunes adultes. Il s'oppose
ainsi au " story-manga " initié par Tezuka Osamu dans
les années 50, d'ordinaire destiné aux enfants et souvent
emprunt de moralisme. Le Gekiga est, en somme, un style de manga plus
" réaliste ", qui s'intéresse à des thèmes
délaissés par le manga jusqu'alors : la violence, la politique
ou les réalités sociales du Japon des années 60.
Grâce au développement des magazines de prépublications,
le Gekiga va s'épanouir dans des revues plus adultes (son lectorat
est désigné par le terme " seinen ") telles
que Big Comic, Big Comic original ou encore dans un style plus underground,
Garo.
Un manga plus
adulte
La jeune génération japonaise des sixties connaît
et lit des manga depuis l'enfance, elle a donc tout à fait intégré
ce médium dans son univers culturel. Mieux encore, il suscite
de nombreuses vocations chez ces jeunes adultes avides de nouveautés.
Le Gekiga est représentatif de cette génération.
Le très populaire manga de Chiba Tetsuya et Takamori Asao, publié
en 1968, Ashita no Joe est l'illustration parfaite de ces thèmes
plus adultes abordés par le Gekiga. Il raconte l'histoire du
jeune Joe Yabuki, orphelin né dans un quartier pauvre de la capitale.
Plus ou moins délinquant, le jeune homme va tenter de s'en sortir
par la boxe. Les combats y sont représentés de manière
ultra-violente et le sang coule jusqu'à ce qu'on ne puisse plus
reconnaître les protagonistes. De la même manière,
un des mangaka " clés " du Gekiga, Saitô Takao,
avec son uvre Golgo 13 décrit un tueur à gages insensible
et amoral. Autre exemple fameux de Gekiga, les manga de Nagai Gô,
et plus particulièrement Harenchi Gakuen (1968) qui raconte l'histoire
d'une école sans tabous où tout est permis (surtout en
matière de sexualité). Grâce à ces auteurs,
la situation de la bande dessinée japonaise a pu évoluer,
passant ainsi d'un medium destiné aux enfants, se réduisant
bien souvent à la comédie ou au récit d'aventure,
à un medium diversifié touchant aussi les adultes par
ses thèmes et sa forme plus expressive(1) .
Politisation
Les manga de Shirato Sampei, l'auteur le plus représentatif du
mouvement Gekiga, montrent bien les liens qui unissent le radicalisme
politique et le Gekiga pendant les années 60. Ses manga : Ninja
Bugeichô ou Kamui Den analysent le passé du Japon à
la lumière du matérialisme historique. Cette application
originale du marxisme reçoit un accueil plus que favorable chez
les jeunes japonais qui sont alors très influencés par
les thèses d'extrème gauche. Ashita no joe va aussi devenir
un des symboles de la rébellion de la génération
baby-boom contre l'establishement ; l'identification est facile : Joe,
le garçon des rues qui se bat contre le système devient
un symbole pour les manifestants du mouvement anti-AMPO(2)
ou du Zengakuren(3) . Les terroristes de l'armée
rouge japonaise vont même jusqu'à envoyer en 1970, lorsqu'ils
détournent un avion de la Japan Airlines vers la Corée
du Nord, un communiqué de presse indiquant " nous sommes
ashita no Joe ". Ce lien entre le Gekiga et les mouvements révolutionnaires
doit être replacé dans un contexte intellectuel, une époque
où, comme en Occident, le cinéma ou la littérature
pouvaient devenir des armes politiques, outils dans la praxis révolutionnaire.
On parlera ainsi de manga " progressistes ".
Censure et réactions
En réaction à ce nouveau genre de manga, un courant anti-Gekiga
apparaît au Japon et critique sévèrement ses supposées
dérives. Les conservateurs de la PTA (Parent teacher association)
notamment, organisent vers la fin des années 60 un lobbying efficace
auprès des maisons d'éditions qui publient des manga pervertissant,
selon eux, la jeunesse japonaise. Liée au PLD, cette organisation
ira jusqu'à organiser des manifestations contre certains magasins
de manga et même intenter des procès contre les éditeurs.
La période 1967-1973 fut le théâtre d'une polémique
concernant le Gekiga (" Gekiga ronsô ") pendant laquelle
les membres de la PTA et autres "chiens de garde "ont insisté
sur l'indécence des représentations violentes et sexuelles
du Gekiga. En réalité, leur action subsiste encore de
nos jours et influe sur les choix éditoriaux des grandes maisons
d'éditions.
Ainsi, contrairement aux idées reçues, le manga n'a pas
été considéré sans un certain nombre de
malentendus comme un produit destiné aux adultes .Toute révolution,
même dans le domaine artistique, ne manque jamais de déclencher
des réactions, preuve que le manga est un art vivant en perpétuelle
mutation.
Enfin, dernier point : les spécialistes de l'histoire du manga,
qu'ils soient occidentaux ou japonais ont longtemps écarté
de leurs discours le Gekiga et ont préféré mettre
en valeur les manga de Tezuka Osamu. Il faut se méfier de la
promotion qui en est faite par les autorités politiques et intellectuelles
japonaises, elle résulte d'une mécanisme de sélection,
qui met en valeur autant qu'il élimine, dans le but de montrer
une face honorable du manga et d'en dissimuler une autre. Moins politiquement
correct que le " story-manga ", le Gekiga, est cette forme
de manga qui ne fait (encore ?) pas parti du patrimoine national.
GARO, ou le Gekiga
d'avant-garde
Publié pour la première fois en 1964 par l'éditeur
de manga de prêt Seirindô, le mensuel culte de prépublication
GARO a accueilli des auteurs fameux comme Shirato Sampei, Tsuge Yoshiharu,
ou Mizuki Shigeru dont les uvres telles que Kamui Den, Nejishiki
ou Gegege no Kitarô ont marqué l'histoire de la revue et
plus généralement l'histoire du manga. Destiné
aux adultes, ce magazine se veut un réel espace de liberté
pour la création de manga. Son créateur , Nagai Katsuichi,
a voulu donner aux artistes non conformes aux attentes des grands éditeurs,
un magazine mensuel comme support pour leurs expérimentations.
Cette approche éditoriale radicale, à l'opposé
des magazines de prépublication des grosses maisons d'édition
a permis une plus grande reconnaissance, dans le monde intellectuel
japonais, du manga en tant que discipline artistique. Pour preuve :
la rétrospective organisée à l'occasion des 30
ans de la revue au musée de Kawasaki en 1994. A la pointe des
nouvelles tendances du Gekiga, GARO est passé par plusieurs phases
: période " jidaimono "(4), surréaliste,
ou " ero-guro "(5) . Mais le prix à payer
pour cette indépendance, c'est une circulation limitée
à 30 000 exemplaires alors que les magazines de prépublication
phares, comme Jump ou Morning sont diffusés à plusieurs
millions d'exemplaires. On dit même que les artistes qui débutent
dans GARO ne sont pas payés
Malgré cette précarité
économique, la revue des " monthly eccentric comics "
paraît toujours une fois par mois et reste de nos jours l'incontournable
référence du manga underground.
Julien
Bouvard
1-Lire
à ce propos : Kinsella Sharon, Adult Manga - culture and power
in contemporary japanese society, Curzon Press, Richmond, 2000, 229
p.
2-Mouvement opposé au renouvellement
du traité de sécurité nippo-américain et
d'une manière générale à " l'impérialisme
yankee ". Très actif à la fin des années 60,
il est aussi lié aux mouvements opposés à la guerre
du Vietnam.
3-Centrale unitaire des syndicats
étudiants inter-facultés, fondée en 1948.
4-Drame
historique
5-contraction de " erotic "
et " grotesque ".